Graziella 21

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IX

La mère et la jeune fille nous demandaient de leur dire à notre tour qui nous étions, où était notre pays, que faisaient nos parents ; si nous avions notre père, notre mère, des frères, des sœurs, une maison, des figuiers, des vignes ; pourquoi nous avions quitté tout cela si jeunes, pour venir ramer, lire, écrire, rêver au soleil et coucher sur la terre dans le golfe de Naples. Nous avions beau dire, nous ne pouvions jamais leur faire comprendre que c’était pour regarder le ciel et la mer, pour évaporer notre âme au soleil, pour sentir fermenter en nous notre jeunesse et pour recueillir des impressions, des sentiments, des idées, que nous écririons peut-être ensuite en vers, comme ceux qu’ils voyaient écrits dans nos livres, ou comme ceux que les improvisateurs de Naples récitaient, le dimanche soir, aux marins, sur le Môle ou à la Margellina.

« Vous voulez vous moquer de moi, nous disait Graziella en éclatant de rire, vous des poètes ! mais vous n’avez pas les cheveux hérissés et les yeux hagards de ceux qu’on appelle de ce nom sur les quais de la marine ! Vous des poètes ! et vous ne savez pas même pincer une note sur la guitare. Avec quoi donc accompagnerez-vous les chansons que vous ferez ? »

Puis elle secouait la tête en faisant la moue avec ses lèvres et en s’impatientant de ce que nous ne voulions pas dire la vérité.

X

Quelquefois un vilain soupçon traversait son âme et jetait du doute et une ombre de crainte dans son regard. Mais cela ne durait pas. Nous l’entendions dire tout bas à sa grand-mère : « Non, cela n’est pas possible, ce ne sont pas des réfugiés chassés de leur pays pour une mauvaise action. Ils sont trop jeunes et trop bons pour connaître le mal. » Nous nous amusions alors à lui faire le récit de quelques forfaits bien sinistres, dont nous nous déclarions les auteurs. Le contraste de nos fronts calmes et limpides, de nos yeux sereins, de nos lèvres souriantes et de nos cœurs ouverts, avec les crimes fantastiques que nous supposions avoir commis, la faisait rire aux éclats ainsi que son frère, et dissipait vite toute possibilité de défiance.

XI

Graziella nous demandait souvent qu’est-ce que nous lisions donc tout le jour dans nos livres. Elle croyait que c’étaient des prières, car elle n’avait jamais vu de livres qu’à l’église dans la main des fidèles qui savaient lire et qui suivaient les paroles saintes du prêtre. Elle nous croyait très pieux, puisque nous passions des journées entières à balbutier des paroles mystérieuses. Seulement elle s’étonnait que nous ne nous fissions pas prêtres ou ermites dans un séminaire de Naples ou dans quelque monastère des îles. Pour la détromper nous essayâmes de lire deux ou trois fois, en les traduisant en langue vulgaire du pays, des passages de Foscolo et quelques beaux fragments de notre Tacite.

Nous pensions que ces soupirs patriotiques de l’exilé italien et ces grandes tragédies de Rome impériale feraient une forte impression sur notre naïf auditoire ; car le peuple a de la patrie dans les instincts, de l’héroïsme dans le sentiment et du drame dans le coup d’œil. Ce qu’il retient, ce sont surtout les grandes chutes et les belles morts. Mais nous nous aperçûmes vite que ces déclamations et ces scènes si puissantes sur nous n’avaient point d’effet sur ces âmes simples. Le sentiment de la liberté politique, cette aspiration des hommes de loisir ne descend pas si bas dans le peuple.

Ces pauvres pêcheurs ne comprenaient pas pourquoi Ortis se désespérait et se tuait, puisqu’il pouvait jouir de toutes les vraies voluptés de la vie : se promener sans rien faire, voir le soleil, aimer sa maîtresse et prier Dieu sur les rives vertes et grasses de la Brenta. « Pourquoi se tourmenter ainsi », disaient-ils, « pour des idées qui ne pénètrent pas jusqu’au cœur ? Que lui importe que ce soient les Autrichiens ou les Français qui règnent à Milan ? C’est un fou de se faire tant de chagrin pour de telles choses. » Et ils n’écoutaient plus.

XII

Quant à Tacite, ils l’entendaient moins encore. L’empire ou la république, ces hommes qui s’entre-tuaient, les uns pour régner, les autres pour ne pas survivre à la servitude, ces crimes pour le trône, ces vertus pour la gloire, ces morts pour la postérité les laissaient froids. Ces orages de l’histoire éclataient trop au-dessus de leurs têtes pour qu’ils en fussent affectés. C’étaient pour eux comme des tonnerres hors de portée sur la montagne, qu’on laisse rouler sans s’en inquiéter parce qu’ils ne tombent que sur les cimes, et qu’ils n’ébranlent pas la voile du pêcheur ni la maison du métayer.

Tacite n’est populaire que pour les politiques ou pour les philosophes ; c’est le Platon de l’histoire. Sa sensibilité est trop raffinée pour le vulgaire. Pour le comprendre, il faut avoir vécu dans les tumultes de la place publique ou dans les mystérieuses intrigues des palais. Ôtez la liberté, l’ambition et la gloire à ces scènes, qu’y reste-t-il ? Ce sont les trois grands acteurs de ses drames. Or ces trois passions sont inconnues au peuple, parce que ce sont des passions de l’esprit et qu’il n’a que les passions du cœur Nous nous en aperçûmes à la froideur et à l’étonnement que ces fragments répandaient autour de nous.

Nous essayâmes alors, un soir de leur lire Paul et Virginie. Ce fut moi qui le traduisis en lisant, parce que j’avais tant l’habitude de le lire que je le savais, pour ainsi dire, par cœur. Familiarisé par un plus long séjour en Italie avec la langue, les expressions ne me coûtaient rien à trouver et coulaient de mes lèvres comme une langue maternelle. À peine cette lecture eut-elle commencé, que les physionomies de notre petit auditoire changèrent et prirent une expression d’attention et de recueillement, indice certain de l’émotion du cœur. Nous avions rencontré la note qui vibre à l’unisson dans l’âme de tous les hommes, de tous les âges et de toutes les conditions, la note sensible, la note universelle, celle qui renferme dans un seul son l’éternelle vérité de l’art : la nature, l’amour et Dieu.

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