Graziella 26

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IX

Ils jetèrent un cri de surprise en me voyant apparaître encore pâle et faible, mais debout et souriant devant eux. Graziella laissa rouler de joie à terre les oranges qu’elle tenait dans son tablier et, se frappant les mains l’une contre l’autre, elle courut à moi : « Je vous l’avais bien dit, s’écria-t-elle, que l’image vous guérirait si elle couchait seulement une nuit sur votre lit. Vous avais-je trompé ? » Je voulus lui rendre l’image, et je la pris dans mon sein, où je l’avais mise en sortant. « Baisez-la avant », me dit-elle. Je la baisai, et un peu aussi le bout de ses doigts, qu’elle avait tendus pour me la reprendre. « Je vous la rendrai si vous retombez malade, ajouta-t-elle en la remettant à son cou et en la glissant dans son sein ; elle servira à deux. »

Nous nous assîmes sur la terrasse, au soleil du matin. Ils avaient tous l’air aussi joyeux que s’ils eussent recouvré un frère ou un enfant de retour après un long voyage. Le temps, qui est nécessaire à la formation des amitiés intimes dans les hautes classes, ne l’est pas dans les classes inférieures. Les cœurs s’ouvrent sans défiance, ils se soudent tout de suite, parce qu’il n’y a pas d’intérêt soupçonné sous les sentiments. Il se forme plus de liaison et de parenté d’âme en huit jours parmi les hommes de la nature qu’en dix ans parmi les hommes de la société. Cette famille et moi nous étions déjà parents.

Nous nous informâmes réciproquement de ce qui nous était survenu de bien ou de mal depuis que nous nous étions séparés. La pauvre maison était en veine de bonheur La barque était bénie. Les filets étaient heureux. La pêche n’avait jamais autant rendu. La grand-mère ne suffisait pas au soin de vendre les poissons au peuple devant sa porte ; Beppino, fier et fort, valait un marin de vingt ans, quoiqu’il n’en eût que douze. Graziella enfin apprenait un état bien au-dessus de l’humble profession de sa famille. Son salaire, déjà haut pour le travail d’une jeune fille, et qui monterait davantage encore avec son talent, suffirait pour habiller et nourrir ses petits frères, et pour lui faire une dot à elle-même quand elle serait en âge et en idée de faire l’amour.

C’étaient les expressions de ses parents. Elle était corailleuse, c’est-à-dire elle apprenait à travailler le corail. Le commerce et la manufacture du corail formaient alors la principale richesse de l’industrie des villes de la côte d’Italie. Un des oncles de Graziella, frère de la mère qu’elle avait perdue, était contremaître dans la principale fabrique de corail de Naples. Riche pour son état, et dirigeant de nombreux ouvriers des deux sexes, qui ne pouvaient suffire aux demandes de cet objet de luxe par toute l’Europe, il avait pensé à sa nièce, et il était venu peu de jours avant l’enrôler parmi ses ouvrières. Il lui avait apporté le corail, les outils, et lui avait donné les premières leçons de son art très-simple. Les autres ouvrières travaillaient en commun à la manufacture.

Graziella, dans l’absence continuelle et forcée de sa grand-mère et du pêcheur étant la gardienne unique des enfants, exerçait son métier à la maison. Son oncle, qui ne pouvait pas s’absenter souvent, envoyait depuis quelque temps à la jeune fille son fils aîné, cousin de Graziella, jeune homme de vingt ans, sage, modeste, rangé, ouvrier d’élite, mais simple d’esprit, rachitique et un peu contrefait dans sa taille. Il venait le soir, après la fermeture de la fabrique, examiner le travail de sa cousine, la perfectionner dans le maniement des outils et lui donner aussi les premières leçons de lecture, d’écriture et de calcul. « Espérons », me dit tout bas la grand-mère pendant que Graziella détournait les yeux, « que cela tournera au profit des deux, et que le maître deviendra le serviteur de sa fiancée. » Je vis qu’il y avait une pensée d’orgueil et d’ambition pour sa petite-fille dans l’esprit de la vieille femme. Mais Graziella ne s’en doutait pas.

X

La jeune fille me mena par la main dans sa chambre, pour me faire admirer les petits ouvrages de corail qu’elle avait déjà tournés et polis. Ils étaient proprement rangés sur du coton dans de petits cartons sur le pied de son lit. Elle voulut en façonner un morceau devant moi. Je faisais tourner la roue du petit tour avec le bout de mon pied, en face d’elle, pendant qu’elle présentait la branche rouge de corail à la scie circulaire qui la coupait en grinçant. Elle arrondissait ensuite ces morceaux, en les tenant du bout des doigts, et en les usant contre la meule.

La poussière rose couvrait ses mains, et, volant quelquefois jusqu’à son visage, saupoudrait ses joues et ses lèvres d’un léger fard, qui faisait paraître ses yeux plus bleus et plus resplendissants. Puis elle s’essuya en riant et secoua ses cheveux noirs, dont la poussière me couvrit à mon tour « N’est-ce pas, dit-elle, que c’est un bel état pour une fille de la mer comme moi ? Nous lui devons tout, à la mer : depuis la barque de mon grand-père et le pain que nous mangeons jusqu’à ces colliers et à ces pendants d’oreilles dont je me parerai peut-être un jour, quand j’en aurai tant poli et tant façonné pour de plus riches et de plus belles que moi. »

La matinée se passa ainsi à causer à folâtrer à travailler sans que l’idée me vînt de m’en aller Je partageai, à midi, le repas de la famille. Le soleil, le grand air, le contentement d’esprit, la frugalité de la table, qui ne portait que du pain, un peu de poisson frit et des fruits conservés dans la cave, m’avaient rendu l’appétit et les forces. J’aidai le père, après midi, à raccommoder les mailles d’un vieux filet étendu sur l’astrico.

Graziella, dont nous entendions le pied cadencé faisant tourner la meule, le bruit du rouet de la grand-mère et les voix des enfants qui jouaient avec les oranges sur le seuil de la maison, accompagnaient mélodieusement notre travail. Graziella sortait de temps en temps pour secouer ses cheveux sur le balcon, nous échangions un regard, un mot amical, un sourire. Je me sentais heureux, sans savoir de quoi, jusqu’au fond de l’âme. J’aurais voulu être une des plantes d’aloès enracinées dans les clôtures du jardin, ou un des lézards qui se chauffaient au soleil auprès de nous sur la terrasse et qui habitaient avec cette pauvre famille les fentes du mur de la maison.

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