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Milan Kundera entre dans La Pléiade

De rang mondial depuis le triomphe universel de L'Insoutenable Légèreté de l'être, le grand écrivain tchèque dès 1970 avait fait choix de Gallimard pour éditeur de référence, puis en 1975 de la France comme domicile définitif. (C. Helie/Gallimard)

L'auteur de L'Insoutenable légèreté de l'être voit ses œuvres complètes publiées dans la prestigieuse collection de Gallimard. Il en est le seul écrivain vivant.

Toute l'oeuvre de Milan Kundera, publiée du vivant de l'auteur, en deux volumes, dans la Pléiade ! Tous les prix et fauteuils pâlissent devant un tel hommage. Dans la mythique collection de classiques dont s'enorgueillit Gallimard, Kundera canonisé côtoiera désormais Proust et Balzac, Rabelais et Molière, Goethe et Conrad. Compagnie éclatante ! Don et contre-don ! Qui, de l'auteur ou de l'éditeur, fait plus d'honneur à l'autre?

L'analyse de Mohamed Aissaoui :

De rang mondial depuis le triomphe universel de L'Insoutenable Légèreté de l'être (1984), le grand écrivain tchèque dès 1970 avait fait choix de Gallimard pour éditeur de référence, puis en 1975 de la France comme domicile définitif, puis de notre langue, non seulement pour ses œuvres écrites depuis 1995 directement en français, mais pour les traductions françaises de ses œuvres écrites en tchèque, revues mot à mot par lui et dont le texte français fait désormais autorité. On ne peut montrer plus de gratitude que ne l'a fait Kundera envers la maison d'édition de la rue Sébastien-Bottin, envers les patrons de celle-ci, Claude, puis Antoine, et envers plusieurs de leurs grands auteurs qui ont, sans défaillance, soutenu le romancier, dans les orages qu'il a traversés, depuis la terreur russe qui suivit le printemps de Prague dans l'été 1968 et qui fit de lui un proscrit dans sa patrie.

Des exilés volontaires

Par ailleurs, si Gallimard est resté dans le peloton de tête des grands éditeurs mondiaux, la maison le doit, en partie bien sûr, à son adoption précoce d'un auteur dont l'universel prestige littéraire perpétue celui des Gide et autres Martin du Gard qui ont fait sa réputation et sa fortune. Aussi l'Académie non officielle Gallimard n'a-t-elle pas hésité à investir Milan Kundera du plus haut titre de gloire dont elle dispose, l'entrée de l'œuvre d'un écrivain vivant dans la Pléiade. Ces lauriers, le Parnasse de la rue Sébastien-Bottin ne les a pas galvaudés. Jusqu'ici, treize auteurs seulement ont pu voir et toucher en ce monde leurs livres revêtus de la sobre reliure chagrin, et imprimés sur papier bible, de la fameuse collection, après qu'ils eurent fait antichambre dans les collections non moins célèbres au départ, mais de plus en plus encombrées aujourd'hui, «Collection blanche» pour les nationaux, «Du monde entier» pour les étrangers. Voici, en désordre, les prédécesseurs de Kundera: Julien Green, André Gide, André Malraux, Paul Claudel, Roger Martin du Gard, Henry de Montherlant, Saint-John Perse, Marguerite Yourcenar, René Char, Julien Gracq, Eugène Ionesco, Nathalie Sarraute. Le dernier a été Claude Lévi-Strauss. Parmi ces élus, deux seulement jusqu'ici ont été, comme Kundera, mais plus tôt que lui dans leur existence, des exilés volontaires qui ont choisi de vivre en France et d'écrire en français: Julien Green et Eugène Ionesco.

Faire entrer une œuvre dans la Pléiade du vivant de son auteur, et avec sa collaboration, ne va pas sans péril. La Pléiade de Saint-John Perse, laissée au libre arbitre du poète, ne manque pas de retouches, ni même d'additions rétrospectives. C'est heureusement l'exception. La Pléiade de Kundera est exemplaire. La seule et sobre biographie qui y figure, œuvre du meilleur connaisseur de l'écrivain, François Ricard, porte exclusivement sur les œuvres, leur genèse, leur publication, leur réception. Dans ce recueil en deux tomes, on n'est pas non plus menacé par l'abondance, parfois écrasante, des notes et variantes, dont ont été lestés plusieurs volumes récents de la collection. Les romans et nouvelles de Kundera sont publiés ici dans le texte jugé par lui définitif, tant de leur traduction en français que des originaux écrits dans notre langue, lesquels occupent la plus grande partie du second volume. De ce diptyque, l'unité stylistique est saisissante. Le français traduit de Kundera a les mêmes traits d'économie, de précision et de clarté que le français écrit directement par lui. La preuve est faite que la diction naturelle à Kundera n'a jamais cessé, en tchèque comme en français, de s'accorder à notre prose classique. Musicien à l'oreille fine, il s'en est nourri très jeune: on le constate à la relecture de la traduction strictement fidèle, à laquelle il a contribué, de Risibles Amours et de La Plaisanterie.

Sources cachées

On comprend dès lors que le passage direct au français, lors de La Lenteur, en 1995 (où il est question de Vivant Denon, de Laclos et de Diderot), met en pleine lumière les sources cachées, depuis longtemps françaises, du style en prose de Kundera. Il devient évident que L'Insoutenable Légèreté de l'être ou Le Livre du rire et de l'oubli, écrits en tchèque, l'avaient été dans la perspective de la traduction française qui paraîtrait à Paris la première. «D'une certaine manière», dit justement François Ricard, «c'était déjà écrire en français ».

La lecture rétrospective de cette bibliothèque Kundera réserve d'autres surprises. Ses premiers livres, en temps de guerre froide Est-Ouest, donnèrent une image dévastatrice du socialisme réel, vécu de l'intérieur comme une dévastation. Leur succès des deux côtés de l'Atlantique en bénéficia. Aujourd'hui, l'image dévoilée et déchirée demeure, mais à la seconde lecture, elle est devenue contingente. Passe au premier plan le Kundera moraliste, au sens français d'anatomiste des mœurs et de philologue des cœurs. L'un des plus faux remèdes modernes à la pathologie humaine, le communisme, aura été pour le romancier tchèque le réactif qui a ouvert à son scalpel des replis inédits dans les organes de l'humanité de toujours. Au domaine du moraliste classique, Kundera a d'emblée annexé, sans recourir à Freud, le physique de l'amour. Ce ne fut pas seulement pour fronder le puritanisme du réalisme socialiste. Il sait faire voir dans l'étreinte, son suspens, ses préludes, sa crise, son ressouvenir, un théâtre d'ombres dont les manipulateurs invisibles exécutent une figure de destin ignorée des deux partenaires. On aperçoit mieux maintenant la continuité entre l'œuvre «tchèque» et l'œuvre «française», la seconde poursuivant une critique aussi pascalienne que la première du problème humain, dans un contexte certes tout différent, mais non moins propice au fond à voiler (et donc à dévoiler) la vérité des tours que se jouent les âmes et les corps. L'Américain Norman Podhoretz (ancien gauchiste devenu maître à penser des néoconservateurs) avait dénoncé chez Kundera, dès 1984 (à propos du Livre du rire et de l'oubli, publié avant la chute du mur de Berlin) une critique du néolibéralisme et de sa sociologie aussi peu indulgente que sa critique du communisme, l'une et l'autre idéologie ayant pour même fin, par des voies opposées, l'évacuation de l'individu et le saccage de son intimité.

«Dimension de beauté»

Apologiste de l'art du roman, expérimentateur de ses formes, Kundera voit et montre dans ce genre littéraire, tel que le modernisme l'a compris depuis Flaubert, la seule science véridique et libératrice de l'homme, la philologie de ses conduites, capable aussi bien de démasquer leurs interpolations que de restaurer leur texte primitif et corrompu. Il appelle à persévérer dans cet art, même et surtout lorsque des totalitarismes doux, pour dévaster âmes et corps, ont substitué à la brutale oppression totalitaire l'idiote euphorie communicationnelle. Kundera écarte l'autobiographie, et à plus forte raison, l'autofiction. Le «moi» de la science romanesque sait qu'il ne peut se sauver, lui, son intériorité et son intimité, qu'en projetant dans la fiction «ses propres possibilités» irréalisées, qu'il aime tous, mais redoute tous. Féroce, atroce, ­Kundera? Oui. Le lire est une épreuve de haute montagne, à laquelle aucune forme du kitsch ne résiste. On y est rendu «attentif à ne pas priver la vie de sa dimension de beauté», quand toutes les plaines et toutes leurs pensées de masse poussent violemment au contraire.

Comment on entre dans la «Bibliothèque de la Pléiade»?

Qui décide que tel écrivain va intégrer la «Bibliothèque de la Pléiade»? Il n'existe pas de comité de lecture avec un dossier, des plaidoiries contradictoires et le vote d'un jury. La Pléiade n'est pas un prix littéraire.

Plusieurs cas de figure peuvent se présenter, mais, en dernier ressort, c'est toujours Antoine Gallimard, officiellement directeur de la Pléiade, qui décide.

Premier cas: le PDG de Gallimard souhaite lui-même qu'un écrivain intègre la collection ; il lance l'équipe de la Pléiade sur l'édition. Cela peut prendre trois à six années, parfois plus. Ainsi évoque-t-on la publication des œuvres de Drieu la Rochelle.

Deuxième cas : l'équipe de la Pléiade, sous la houlette d'Hugues Pradier, son directeur éditorial, propose des auteurs à Antoine Gallimard. Ce dernier n'hésite pas, à l'occasion, à «tester» des noms auprès d'interlocuteurs de confiance. Depuis quelques années, trois universitaires travailleraient sur l'édition du poète Philippe Jaccottet.

Troisième cas: le projet est amené de l'extérieur. C'est plus rare mais c'est le cas par exemple des Épicuriens, volume paru en octobre 2010. Daniel Delattre et Jackie Pigeaud, qui en ont assuré l'édition, ont proposé ce sujet qui a séduit ­Gallimard.

Dans les années à venir, qui pourrait entrer dans la prestigieuse collection? Outre Sacha Guitry et Romain Gary, Gallimard étudie, côté Français vivants, les noms de Le Clézio, Modiano, Tournier…

Chaque fois, la décision n'est pas simple, car elle est moins un jugement sur la qualité de l'œuvre en discussion qu'un pari risqué sur la postérité.

LIRE AUSSI :

» Une plaisanterie ? (avec Evene.fr)

Œuvre de Milan Kundera, Bibliothèque de la Pléiade, volume 1, 1 504 p., 53 € ; volume 2, 1 328 p., 52 €. En librairie le 24 mars.

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